Jour 5 - Critique de livre !
J’avais envie de vous parler de l’Année de Grâce, de Kim Liggett. Pourquoi ? Probablement parce qu’une très grosse part de l’intrigue se noue pendant l’hiver ! D’autre part, sûrement aussi parce que c’est un livre qui a interrogé beaucoup de choses en moi, et que sa lecture a été éprouvante, mais jamais laborieuse.
Attention !! Spoilers inside. Je refuse de parler d’un livre en m’interdisant de “révéler” n’importe quel point de l’intrigue. Pour moi, ce qui compte, c’est l’analyse de la narration, de l’intention de l’auteur·ice, du message. Je ne peux parler d’un livre sans le décortiquer vraiment. Déformation professionnelle ? Sémaf’ déteindrait-il un peu sur Ed, le Bibliovore ?
Assurément.
Fiche d'identité
- Titre : L’Année de Grâce
- Autrice : Kim Ligett (son site, son instagram)
- Traductrice : Nathalie Peronny (depuis l’anglais états-unien, titre original : The grace year)
- Maison d’édition : Casterman ; Bruxelles, Paris (imprimé en Espagne)
- Parution : 07/10/2020
- ISBN : 978-2-203-03668-0
- Pages et format : 528 pages, 14,6 x 22cm, couv. souple
- Prix : 19,90€
- Genre : dystopie
- Thème : luttes féministes
- Public : jeunesse
Quatrième de couverture de Casterman
Nous aurions soi-disant le pouvoir d’attirer les hommes et de rendre les épouses folles de jalousie. Notre peau dégagerait l’essence pure de la jeune fille, de la femme en
devenir. C’est pourquoi nous sommes bannies l’année de nos seize ans : notre magie doit se dissiper dans la nature afin que nous puissions réintégrer la communauté.
Pourtant, je ne me sens pas magique.
Ni puissante. »
Un an d’exil en forêt.
Un an d’épreuves.
On ne revient pas indemne de l’année de grâce.
Si on en revient.
Une musique qui, par bien des aspects, m’évoque ce livre. Si la jaquette est graphiquement plaisante, nous préférons ne pas l’afficher pour des questions éditoriales. Vous pouvez écouter notamment sur Deezer.
Trigger Warning
Violence, viol, descriptions graphiques, organes sexuels, mutilation, maltraitance, sexisme, chasse et traque de proies humaines et animales, trafic d’organes, sang, accouchement, manipulation, harcèlement, affections mentales, maladie, chirurgie, rapt, gaslighting, dépression, folie, paranoïa.
Mise en bouche
C’est un livre-marteau. Un pavé dans la mare.
Une claque servie, contrairement à ce que le titre pourrait laisser paraître, sans grâce, sans légèreté ni ménagement.
Ce qui est certain, c’est que c’est un livre-piège, aussi. J’ai eu le malheur de le commencer un soir, assez tard, à la lueur de mon smartphone (littéralement, puisque je l’ai lu en format numérique). Je dis “le malheur”, parce que le bouquin n’a pas été tendre avec mon manque de sommeil. J’ai été incapable de le refermer, de poser le téléphone, de fermer les yeux. J’ai débuté ma lecture, puis il était 6h30, et je devais partir donner cours à l’Université.
Je ne sais pas vraiment trancher : est-ce que j’ai aimé ce livre, ou pas ? L’ai-je lu malgré moi, ou avec plaisir ? Qu’en ai-je retiré ? Les messages féministes sont-ils clairs, accessibles ? Voici les questions qui ont bercé ma journée post-Année de Grâce. Plus une autre : est-ce un roman qui appartient à la littérature jeunesse ? Le public-cible est-il vraiment le bon ?
Le style
Il est très bon. Un lexique varié, précis, fouillé, imagé, poétique, qui sert des phrases percutantes et rythmées. De très belles pages, notamment les descriptions – assez longues disons-le, mais ce n’était que plaisir – des vastes paysages auxquels se confronte une Tierney esseulée lors de passages quasi-mystiques. Imaginez, une jeune femme de 16 ans, laissée pour morte dans la neige, écartée par son groupe, transie de froid et de la beauté de la nature qui l’entoure, qui verse dans une sorte de délire à cause d’une intense privation de sommeil, de chaleur et de nourriture, et qui parle de son environnement. Oui, ces passages sont sublimes, je n’ai pas peur de le dire.
Aujourd'hui, un nuage de fumée s'élève du camp. Les filles doivent faire brûler du bois vert. D'autres panaches plus minces parsèment le rivage, ce qui laisse à penser que les braconniers ont chacun leur petit campement. Ils semblent encercler l'île à intervalles réguliers, preuve qu'ils sont très organisés. Et méthodiques. Je n'ai toujours pas compris comment ils s'y prennent pour nous atteindre, nous briser et nous capturer, mais je reste sur mes gardes. J'aimerais ne jamais quitter cet endroit, mais je me fatigue plus vite, désormais. Le seul fait de me tenir debout face au vent m'épuise. Parfois, j'ai l'impression qu'il va me soulever et m'emporter sur une autre île. Mais c'est de la pensée magique. Il n'y a rien de magique dans le fait de mourir de froid ou de faim.
L'Année de Grâce, Chapitre Hiver, Kim Liggett
D’autres endroits sont moins raffinés, plus hâtifs, notamment les dernières pages. Mais l’ensemble reste, du point de vue stylistique, un moment agréable.
Les trucs qui marquent
L'ambiance
Elle fonctionne sans problème. Souvent comparé à Hunger Games, ce livre propose une immersion dans un huis-clôt à ciel ouvert – oui, je précise “à ciel ouvert”, puisque j’ai souvent lu que l’Année de Grâce est un huis-clôt ; hors, un huis-clôt, c’est… eh bien, dans une pièce fermée, puisqu’un huis… eh bien c’est une porte
Reste à savoir si l’ambiance fonctionne surtout grâce à l’omniprésence d’un sentiment de curiosité morbide, ou autre chose. Malheureusement, je penche pour la première option.
Tierney
Le roman est écrit à la première personne, et les affects qui incombent à Tierney sont parfaitement décrits, ses sentiments sont pointus et ciselés. On croit à ce personnage, sans réserve, on s’y attache. Elle n’est pas prétentieuse, elle a des valeurs à contrecourant de sa société, servant par là, supposons sans trop de risques, de véhicule aux valeurs de l’autrice. Elle tente d’opposer à la violence la douceur, la patience et la résilience, sans toutefois être dans la passivité. Elle privilégie et glorifie le savoir et l’entraide, l’analyse, la bienveillance.
Bon, ok, parfois elle se révèle très jeune : mais ce n’est qu’un plus, en vérité, puisqu’elle est censée avoir seize ans. Pour retrouver cette vibe dans un personnage qui évolue plus loin, il faudra lorgner du côté de Lisbeï, de Chroniques du Pays des Mères.
L'intention
Il est évident que l’autrice veut servir à un jeune public pas encore averti et pétri de lectures en études et sociologie du genre une grande aventure qui lui permettrait de découvrir la lutte féministe. Il est également évident que l’autrice veut glorifier ce combat et le vulgariser, le faire ressentir, en parler, par tous les moyens à sa disposition.
Et, bien sûr, c’est toujours à saluer !
Les trucs manqués
Le langage des fleurs
Toute une symbolique est développée autour des fleurs. Dans pas mal de cas, ça marche très bien. Dans d’autres, un personnage finit par se contenter d’offrir ou de montrer une fleur, et ça économise un dialogue, une tirade, une explication. Le recours au langage des fleurs est fréquent, trop, sûrement, et finit par lasser à la longue. Je me suis souvent fait la remarque du “oh, encore une fleur ?”.
Ryker, le bourreau au grand cœur, l'homme qui a ses fêlures
Ryker est un personnage qui avait le potentiel d’être tout en nuances. Il représente le danger, incarne tout ce que Tierney redoute. On apprend pourquoi il accepte son sort prédéterminé par son genre – ou plutôt son sexe de naissance, disons-le. En effet, sa famille est rejetée par le groupe principal qui constitue la société de ce monde, et sa mère habite “en périphérie” de la ville principale. Il décrit le quotidien de la vie en marge de la société, on comprend que sa mère subit les pires sévices et qu’elle se prostitue, qu’il est “forcé” par la société d’accepter son sort, et de remplir sa “mission” – être un traqueur.
Il a des espoirs, une vie, un background, des valeurs, subit un double-bind et des contraintes, il tombe amoureux de Tierney et elle de lui malgré leur genre et ce que ça implique dans leur monde ; bref, il a tout pour être un personnage qui exemplifie la rédemption.
Et… non ! Juste non ! Certes Tierney lui “force la main” en s’enfuyant, à un moment-clé de l’histoire, ne lui laissant pas le choix que d’embrasser sa “destinée”. Quel gâchis, quand même !
La romance
Il est braconnier. Je suis une proie. Rien ne changera jamais cela. Mais dans cette cabane minuscule perchée au sommet des arbres, loin de chez nous et des hommes qui nous ont nommés, nous sommes surtout des être humains, avides d'émotions et de contacts, animés par un sentiment plus puissant que le désespoir en cette funeste année.Avec la lune et les étoiles pour seuls témoins, il s'allonge près de moi. Nos mains pressées l'une contre l'autre, nos doigts entremêlés, nous respirons de concert. Nous occupons exactement la place qui nous revient. L'heure n'est plus à l'anticipation mais à la réflexion. Quand ses lèvres rencontrent les miennes, le reste du monde disparaît. Comme par magie.
L'Année de Grâce, Chapitre Printemps, Kim Liggett
Dans le même goût que le point précédent, la romance entre Tierney et Ryker aurait pu être un bonbon à savourer pour oublier le temps de quelques pages l’odieuse ambiance du roman, oppressive s’il en est. Narrativement, ça aurait été une bonne chose de la faire évoluer, de casser les codes et les stéréotypes, d’oser défier les règles que l’autrice a elle-même instaurées. Pour une fois qu’on peut ! Dans un roman, on a ce droit inaliénable de rompre une norme préétablie. On peut le faire.
Mais, non. Tierney fuit, alors que Ryker lui promet monts et merveilles – et qu’en fait, il est sincère. Il propose de sacrifier son confort relatif, ses certitudes, de tout plaquer pour elle.
Alors, bon point de ne pas céder au triangle de Karpman, c’est vrai. Mais Ryker est déjà bourreau et sauveur !
Le genre est bien sombre sans l'arc-en-ciel des variations
Aucune demi-teinte dans l’Année de Grâce. Il y a les hommes, et les femmes. Avec, éventuellement, les filles, celles qui n’ont pas encore passé l’épreuve. Parlons-en d’ailleurs, de l’épreuve et de son symbolisme un peu facile : c’est une année sanglante, qui est suivie du mariage des filles qui ont survécu. Ah, on parlait des règles ? On m’avait pas dit !
C’est manichéen, difficile de dire le contraire. Mais y’a un souci. Un gros :
Quand j'entre dans le marché couvert, il règne un brouhaha inhabituel. D'ordinaire, je passe dans les allées sans intéresser personne, me glisse entre les guirlandes d'ail et les étals de bacon telle une brise fantôme, mais aujourd'hui, les épouses me jettent des regards noirs et les sourires de leurs maris me donnent envie de disparaître sous terre.
- C'est la fille James, chuchote une femme.
- Le garçon manqué ?
- Je lui donnerais bien un voile, et plus si affinités, ricane un père de famille en donnant un coup de coude à son jeune fils.
Le feu me monte aux joues. J'ai honte sans même comprendre pourquoi.
Je suis pourtant la même qu'hier. Mais depuis qu'on m'a passée à la brosse à reluire, affublée de cette robe grotesque et marquée d'un ruban rouge, je suis devenue visible aux yeux des hommes et des femmes de Garner County, tel un animal qu'on exhibe.
Leurs regards et leurs murmures me font l'effet d'une lame pointue sur ma peau.L'Année de Grâce, Chapitre Automne, Kim Liggett
Ah, mince, c’est quoi au juste un garçon manqué ? La personne de Tierney interroge-t-elle le genre ? Il est vrai que, depuis le début du roman, elle s’exprime et se définit en rejet du genre féminin. Mais donc, ainsi, n’y a-t-il pas un sujet qui est esquivé ? Et, pire, survit-elle à l’écart du groupe de filles parce qu’elle n’en est pas une ? Oops.
Je ne dis pas que j’ai raison, mais la question mérite d’être investiguée. Et pour le faire vraiment, il faudrait un corpus, une étude détaillée, et j’ai pas le temps
Le ruban rouge, évoqué par l’extrait, marque dans cette société la survenue des règles, et donc l’éligibilité de la personne à l’épreuve – au supplice – de l’année de grâce, soi-disant pour “extraire la magie de leur corps”.
Les stéréotypes
On a la cheffe du lycée, Kiersten, l’ancienne fille populaire, Gertrude, la fille “grosse et laide” que tout le monde moque et qui veut voler comme les oiseaux, Betsy, la garçon manqué, Tierney, nous l’avons vu, les suiveuses sans personnalité…
Le côté masculin est hyper virilisé, avec l’importance accordée à la chasse (c’est-à-dire capturer les filles du camp, soi-disant pour vendre leurs organes…) et certains traits des descriptions de Ryker et Anders.
Et il y a l’hystérie : la “folie” qui s’empare du camp, la magie dont il faut se séparer, le “pouvoir d’attirer les hommes hors de leurs lits” évoqué par le synopsis de quatrième de couverture, les descriptions de certaines scènes orgiaques [non pas parce qu’elles sont érotiques, loin de là, mais parce qu’elle se rattachent à l’orgè grecque, c’est-à-dire surtout la notion d’excès, dans une sorte de colère hors de soi, confinant à la folie]. J’ai l’impression qu’il aurait mieux valu éviter, dans une telle œuvre, les symbolismes freudiens. Et la magie dont on parle, celle dont il faut se détacher avant le mariage, avant de faire des enfants, on parle bien de masturbation non ?
Et enfin, il y a la religion, avec des références au “péché d’Ève” et aux “sorcières”. Les femmes, à la ville, qui désobéissent, sont souvent exécutées sur le bûcher. Bon, flemme, un peu, quand même ? Vous ne trouvez pas ?
La sororité en forme de soror ex machina
La pire violence, dans tout le roman, vient des paires, des sœurs. Et comment on justifie que les filles deviennent folles, une fois livrées à elles-mêmes dans ce camp isolé de tout où elles doivent “abandonner leur magie” ? Eh bien, c’est facile. Quelqu’un a mis des plantes hallucinogènes dans l’eau du puits !! C’est pour ça qu’elles n’écoutent pas Tierney, qui, parce qu’elle est plus forte (ou je sais pas ?) garde parfois les idées claires.
Parlons de sororité littérale : la sœur de Tierney, June, lui offre avant son départ un manteau qu’elle lui fait jurer de ne jamais quitter. On apprend plus tard dans le roman, lorsque Tierney est mise au ban même du camp et qu’elle doit lutter pour sa survie, que June a cousu à l’intérieur du manteau de sa sœur des graines de plantes potagères. En plus de défier quelques lois biologiques basiques (les graines germent et pourrissent, si c’est humide, c’est comme ça, on peut pas faire autrement), les graines ne serviront jamais : Tierney les plante en effet, mais, au juste, ça met combien de temps à pousser, des courges ?
On apprend à la fin du roman que la sororité existe bel et bien dans cette société, que les femmes combattent cet ordre préétabli hyperpatriarcal, avec même l’aide de quelques alliés masculins. Alors, d’accord, mais j’ai vraiment du mal à imaginer qu’on puisse dans ce contexte laisser partir les filles en année de grâce, sachant qu’on les dirige, dans la plupart des cas, à la mort. La sororité, dans le roman, n’existe finalement qu’entre les adultes ayant survécu au rituel de l’année de grâce, et ce uniquement parce que la fin du roman nous parachute cette information.
Lorsque Ryker lui propose de fuir avec lui, lui échappant à son sort prédéterminé par son genre et elle au sien contraint par les mêmes règles, Tierney ne pense qu’à sa famille. Cette famille qui pourtant ne l’a, en fait, pas aidée, puisque toutes les femmes de sa famille sont passées par cette “année de grâce”, cette épreuve terrible. Ainsi, et Tierney le sait, toutes ses parentes savent ce qui est en train de lui arriver. Et pas une ne l’a retenue.
Cette découverte me laisse sans voix. Elle a dû y travailler pendant des mois. Comment savait-elle que j'en aurais besoin ? À moins qu'elle n'ait traversé la même épreuve... La main sur la bouche, j'essaie d'étouffer un sanglot
L'Année de Grâce, Chapitre Hiver, Kim Liggett
La fin
En fait, soit on décide de faire un happy ending, soit on le fait pas. On peut pas faire les deux à la fois. Faut choisir entre tragédie grecque et roman feelgood !
Faut-il lire L'Année de Grâce ?
Oui. Si vous cherchez un livre-douleur, si vous avez besoin de ressentir une tension cathartique, de comprendre certaines choses “féminines” dont vous n’avez pas eu l’expérience vous-même : ça fait quoi d’être traquée parce qu’on est une femme ? Quels sentiments s’emparent d’une personne considérée comme un objet sexuel ? Ça fait quoi d’avoir de l’espoir en ses paires et de voir cet espoir s’envoler en fumée ? Comment résister, bâtir une identité de genre malgré tout, être contre ?
Peut-être, si vous voulez vous rappeler toutes ces choses que vous connaissez déjà.
Non, si vous cherchez une littérature réconfortante, qui invente et présente une société alternative portée par un élan sororal et égalitaire, un livre-bonbon pour vous rassurer du quotidien sexiste dans lequel nous sommes déjà plongé·e·s.
C’est une dystopie. Enfin : disons plutôt que c’est un portrait aux traits foncés, appuyés, accentués, une caricature, du monde que nous connaissons toustes et que, pour certain·e·s d’entre nous, nous combattons.
Et demain ?
Pas plus qu’hier nous ne savons de quoi demain sera fait ! Alors, revenez encore, ouvrir la prochaine surprise ! Ce qui est certain, c’est qu’il y en aura encore une ! La fête n’est pas du tout finie pour la Vallée des Mots.
Peut-être sera-t-il question, une fois n’est pas coutume, de dragons ?